Elle écrasa le mégot de sa cigarette dans le cendrier, avec une rage froide qui la surprit elle-même. Noam n'était pas violente, au contraire. Noam prônait la non-violence. Pas le traditionnel "faites l'amour, pas la guerre", plutôt l'usage de la parole et non des poings pour régler les différents. Elle n'était pas colérique pour deux sous non plus. Elle aimait le calme, était plutôt posée, dans le genre. Alors cet accès de colère la désarçonna un instant, mais il lui fallut encore moins de temps pour retrouver sa belle assurance, celle qui lui évitait d'avoir l'air vulnérable. Elle détestait avoir l'air vulnérable, fragile. Elle voulait être forte. Elle revenait d'un voyage de presque trois ans autour du monde, bon sang ! Elle s'était endurcie, n'était plus la petite fille en porcelaine qui était partie avec son sac à dos et sa vision de ses prochaines destinations tirée d'une carte postale. Elle savait que les endroits où elle allait n'avait rien de paradisiaque, et c'est ce qu'elle voulait. Assez de luxe, assez de paresse. Elle avait mis du temps à réaliser qu'elle était en pleine overdose de matérialisme. Et celui qui lui avait ouvert les yeux, c'était Maé. Trois années ! Trois années perdues, Noam, est-ce que tu te rends compte ? Sa mère éructait, son visage rougi par la colère. Deux heures, eut-elle envie de hurler, deux heures que tu me prends la tête, parce que j'ai eu le courage de faire ce que tu n'as jamais pu ? Oui, elle avait eu le courage de partir avec rien en poche, juste l'argent nécessaire aux différents voyages en avion pour aller d'un point A à un point B, et c'est tout. Mais tenir tête à sa mère ? Elle ne pouvait pas. Elle n'arrivait même pas à comprendre comment elle pouvait avoir assez de cran pour se tenir devant sa génitrice. Depuis l'enfance, Noam était terrifiée par sa mère, littéralement. Shirley Sirkis était une femme de poigne, à qui on ne disait pas non. Et si jamais il arrivait que quelqu'un lui refuse quelque chose, elle s'arrangeait toujours pour obtenir ce qu'elle désirait, d'une façon ou d'une autre. Elle avait connu la misère, la pauvreté et pour rien au monde elle n'aurait supporté de retourner à cet état, trop heureuse d'avoir mis le grappin sur un riche homme d'affaires français. Marcel Sirkis. Parfois, Noam se demandait comment son père avait pu être assez bête pour se laisser embobiner par Shirley, mais elle chassait vite l'interrogation de son esprit. Elle avait trop d'amour pour son paternel pour l'insulter trop longtemps, même en pensées. Il était tout pour elle. Là où sa mère lui apprenait que l'argent, plus on en a, mieux c'est, son père l'encourageait à ouvrir les yeux, à voir le mendiant dans la rue, à se mettre à sa portée, ne pas lui jeter une pièce avec mépris. Elle adorait les valeurs que son père lui inculquait, et rechignait toujours plus face à sa mère. Noam était faite du même matériau que Marcel et jamais Shirley n'avait réussi à les comprendre. Elle ne voulait pas, de toutes façons. Elle n'avait pas le temps, entre les soins aux pierres chaudes à 200$ la séance et la réservation d'un étage entier pour elle seule chez Bloomingdale. Pas le temps de penser à sa fille, pas le temps de penser à son mari. Noam ne lui en avait jamais voulu d'être une mère absente. Elle aurait tout aussi bien pu mourir à sa naissance, le résultat aurait été le même. Noam, tu m'écoutes ? Et arrête de fumer ces horribles cigarettes, ça gâte le teint, trésor. La jeune femme leva un regard chargé de mépris sur sa mère. Oh, ta gueule, Shirley. Viens pas me parler de mes clopes alors que t'as accouché de moi dans un souk en Turquie, en avance à cause de la came que tu t'injectais ! Sa voix s'était durcie, en évoquant sa naissance. Shirley avait toujours soutenu que Noam était née dans le meilleur hôpital de New-York, avec les meilleurs médecins de la ville à son chevet. Mais à 15 ans, Marcel avait tout révélé à sa fille. Comment sa mère, à l'approche de sa future maternité et du mariage qui suivrait, avait pris peur et s'était envolée pour Ankara, comment, portée par l'amour, elle s'était laissée convaincre par un obscure dealeur d'héro' et s'était piquée durant sa grossesse, jusqu'au jour fatidique où elle accoucha prématurément de sa fille, seule. Noam n'en avait que plus détesté sa mère. Il ne fallait pas être Einstein pour deviner que dans le mariage de ses parents, seul son père était amoureux. Seule sa mère était là pour l'argent, et 7 mois avant son accouchement et le mariage, elle n'avait soudain plus eu le courage de ses opinions et avait préféré prendre la fuite. Oui, Noam haïssait sa mère, pour son faux courage et sa vraie lâcheté. Elle se plaisait à penser qu'elle était bien partie pour ne pas lui ressembler, et cette idée la rassurait. Jamais je ne serais comme ma mère. Plutôt mourir. Et la gifle parti, cinglante. Le bruit résonna longtemps dans le silence de la petite cuisine. Ne me parle plus jamais comme ça, Fancy-Noam, je suis ta mère ! Elle porta une main à sa joue brûlante tout en riant doucement. Il y a longtemps que tu n'es plus ma mère, Shirley. Si tu l'as déjà un seul putain de jour dans ta vie, c'est le bout du monde. Un sourire narquois aux lèvres, elle se leva, attrapa dans un tiroir un sac de congélation qu'elle remplit de glaçons piochés dans le freezer du frigo et l'appliqua sur sa joue. Elle marquait facilement et ne voulait pas que Maé la voit avec un gros bleu. Il s'inquièterait tout de suite, puis, comme elle ne lui cachait rien, irait trouver sa mère pour s'expliquer avec elle. Et Noam ne voulait pas voir la pureté de Maé entachée par la dégueulasse Shirley. Jamais. Elle chérissait trop l'innocence du jeune homme pour la voir disparaître au contact de sa mère. Jamais Maé et Shirley ne devait se rencontrer. Elle s'en fit la promesse. En attendant, elle devait trouver un moyen de chasser sa mère de son appartement. Elle ne voulait plus la voir ici. Je te trouve bien peu reconnaissante envers la personne qui t'a donné le jour, ma fille. Shirley eu une moue réprobatrice. Bien sûr, elle avait enduré le martyr en portant sa fille, elle était une sainte, elle, Shirley. Et cette petite ingrate qui ne le réalisait pas. Noam soupira et se retourna pour rajouter quelques glaçons dans le sac en plastique. Maman, la reconnaissance, c'est bon pour les asiatiques, pas pour nous. Eux seraient sans doute reconnaissant, mais pas moi. Ou en tout cas, pas si ça te concerne. Shirley pris un air outré de mère bafouée et s'empourpra encore plus violemment. Elle ne pouvait maintenant plus être différenciée du papier peint rouge dont Noam avait recouvert les murs de sa cuisine. La jeune femme fit semblant de réfléchir quelques instants, puis reprit. Je peux te citer au moins deux personnes envers qui je suis reconnaissante. Papa, pour m'avoir faite, m'avoir construite, avoir eu la patience de m'apprendre la vie. La vie, c'est toi qui me la donnée, mais c'est Papa qui m'a appris comment faire quelque chose de bien avec. Ensuite, Maé, pour m'avoir éloignée de tout ça, de tout ce matérialisme qui me rendait malade, me détruisait. Et toi, tu n'avais rien vu, alors que lui ne voyait que ça. Sur le coup, Shirley ne sut pas quoi répondre. Elle savait que Noam avait raison, qu'elle avait laissé sa fille dépérir devant ses yeux sans rien faire, alors qu'un petit saltimbanque, lui, avait tout de suite vu que Noam était au bord du gouffre et prête à faire le grand saut. Alors qu'elle s'était mis des oeillères, Maé avait su prêter une oreille attentive à la jeune fille qu'elle était alors et l'avait aidée à se relever. Il l'avait sauvée, Shirley en était consciente. Elle ne voulait pas lui être redevable, mais elle n'était pas idiote et savait que si Noam avait été jusqu'au bout de sa dépression, le scandale aurait été terrible. Et tout plutôt qu'un scandale à propos d'un suicide. Alors elle faisait un maximum d'efforts pour ne pas discréditer Maé devant sa fille, ne pas être trop virulente à l'encontre de ce petit va-nu-pieds qui l'avait entraînée dans un voyage de trois ans à travers le Tibet, l'Inde, l'Australie. Shirley n'irait pas dire qu'elle s'était inquiétée pour sa fille, mais la rareté des nouvelles lui mettaient tout de même les nerfs en pelote. Elle préférerait savoir Noam à la maison, à caresser du doigt les photos des pays qu'elle rêvait de visiter, plutôt que de réaliser ses rêves et voir en vrai ces contrées étrangères. Au fond, elle avait peut-être un brin de fibre maternelle. L'idée la fit frissonner, ce qui n'échappa pas à sa fille. Il fait froid chez toi, ma chérie. Piètre excuse. Mais elle n'aimait pas s'imaginer en mère aimante. Elle avait horreur des sentiments et s'en débarrassait dès que le moindre soupçon d'émotion pointait le bout de son nez. En voyant sa mère utiliser la fraîcheur de son appartement comme excuse, Noam sauta sur l'occasion. Tu n'es pas obligée de rester, je sais que tu détestes être trop longtemps loin de ton petit confort... Et c'est vrai qu'ici, ce n'est pas le grand luxe. Shirley acquiesça, trop heureuse de se voir offrir une échappatoire. Elle claqua deux baisers sur les joues de sa fille, qui grimaça sans se cacher, et pris la poudre d'escampette. Elle soupira et se détendit instantanément. Elle était toujours nerveuse en présence de sa mère et ne parvenait jamais à être totalement elle-même. Elle balaya les lieux du regard, repensant aux dernières paroles qu'elle avait adressées à Shirley. Pourtant, songea Noam, il me plaît beaucoup, cet appartement. Il ressemble à celui qu'on avait à Calcutta. Chaleureux. C'est un bon point d'ancrage pour qui a besoin, de temps en temps, d'un foyer accueillant. Et comme pour illustrer le propos, la porte d'entrée claqua et laissa apparaître Maé, toujours aussi fringuant. Elle se dépêcha de jeter dans l'évier le sac de congélation et ses glaçons fondus avant de se jeter contre Maé. Il eut un petit rire devant son empressement et posa une main sur sa joue pour l'embrasser tendrement. Elle ignora la douleur lancinante qui irradiait de sa mâchoire et fit ce qu'elle put pour la cacher au jeune homme, mais le soulagement visible de Noam lorsqu'il retira sa main ne lui échappa pas. Il jeta un rapide coup d'oeil autour de lui et repéra le sac dans l'éviter. Il attira la jeune femme contre lui et posa son menton sur sa tête. Tu es encore tombée ? Elle hocha vigoureusement la tête, contente qu'il ai trouvé de lui-même une explication à la glace qui achevait de fondre dans l'évier de la cuisine. Au moins, cela lui épargnait la peine de chercher une excuse convaincante. Elle n'était pas douée pour mentir. Elle le sentit sourire et elle imagina comment le sourire gagnait ses yeux, les rendaient pétillants. J'ai jamais vu quelqu'un avec aussi peu d'équilibre que toi, luv. Sa façon de prononcer love, un peu traînante sur le o et qui le transformait en eu le rendait encore plus attendrissant. Elle enfouit son visage dans la chemise de Maé et passa ses bras autour de sa taille. Elle inspira à fond son odeur masculine, qui lui manquait à chaque instant. Avec lui, elle se sentait complète. Tout allait mieux, quand Maé était dans les parages. Je sais. Un jour, je vendrais mon deuxième pied gauche et j'achèterais un pied droit à la place. Sa voix étouffée par le tissu fit rire Maé. Il riait de tout, tout le temps. Rien n'était jamais grave, avec lui. Tu ferais mieux d'apprendre à marcher correctement avec tes deux pieds gauche ! Elle hocha la tête du mieux qu'elle pu, comme pour dire [i]t'as raison, luv.[/color] Et elle se serra encore plus contre lui, effaçant l'horrible souvenir de sa mère, de la gifle. Elle soupira d'aise en sentant la main de Maé caresser ses cheveux. Avec lui, elle redevenait la petite fille en porcelaine, fragile, vulnérable. Avec lui, elle pouvait se laisser aller. Comme la vie était belle, avec Maé.